L’Union Pour le Communisme souhaite exprimer sa plus profonde solidarité avec le peuple libanais victime de la barbarie capitaliste dans ces expressions brutales que sont le régime confessionnel libanais, la catastrophe de l’explosion de Beyrouth et la dramatique crise économique qui touche le prolétariat et les classes moyennes libanaises. Nous nous sentons solidaires des manifestations des travailleur.es de ces dernières semaines, qui affrontent courageusement les forces corrompus du régime et nous espérons qu’elles auront la plus ample résonance révolutionnaire.
Nous donnons la parole à Joseph DAHER (auteur de l’ouvrage « Le Hezbollah : un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme« , édition Syllepse) pour bénéficier des éclairages nécessaires à la compréhension de la situation localement.
Avant même la terrible catastrophe de Beyrouth cela faisait neuf mois que le Liban connaissait d’amples manifestations contre le régime actuel, peux tu revenir sur le déroulement des événements? Quelles sont les forces principales ayant porté cette contestation?
Le mouvement de protestation au Liban, qui a éclaté en octobre 2019 à la suite d’une décision du gouvernement d’imposer de nouvelles taxes, notamment sur des applications de messagerie instantanée comme WhatsApp, s’inscrit dans l’opposition aux politiques néolibérales mises en œuvre depuis les années 1990 et aux élites confessionnelles qui en ont profité.
Ces politiques néolibérales ont conduit à l’approfondissement des caractéristiques historiquement constituées de l’économie libanaise: un modèle de développement axé sur la finance et les services dans lequel les inégalités sociales et les disparités régionales étaient très prononcées.
L’ampleur des manifestations initiales des premiers jours du soulèvement d’octobre 2019 dépassent de loin les soulèvements précédents: au début de 2011, au début des soulèvements de la région MENA; en 2012 et 2014, sur les conditions de travail; et à l’été 2015, sur l’assainissement. Cette fois, contrairement à celles-ci, les manifestations ont explosé dans tout le pays et pas seulement dans la capitale Beyrouth. La composition sociale du mouvement le distingue également des manifestations passées: il est beaucoup plus enraciné dans les classes populaires et ouvrières que les manifestations de classe moyenne de 2011 et 2015.
Un autre aspect important du mouvement populaire est son caractère non confessionnel. Les appels et les messages de solidarité entre les régions et entre les différentes confessions religieuses se sont multipliés depuis le début des manifestations. Les manifestant·e·s ne dénoncent pas seulement les politiques économiques néolibérales et la corruption, mais tout le régime confessionnel et bourgeois. Comme le dit l’un des slogans du mouvement populaire : « Tout le monde signifie tout le monde ».
Peux tu revenir sur l’origine de la crise économique au Liban? Car elle était bien présente avant l’épidémie de COVID-19.
Les classes populaires et ouvrières du Liban ont souffert par la baisse du niveau de vie depuis des années. Entre 2010 et 2016, les revenus des ménages les plus pauvres ont stagné ou diminué, et le chômage est resté élevé: seulement un tiers de la population en âge de travailler avait un emploi et le chômage des moins de 35 ans atteignait 37%. Entre 40 et 50 pour cent des résidents libanais n’avaient pas accès à l’assistance sociale. Les travailleurs étrangers temporaires, estimés à 1 million, se sont vu refuser toutes les protections sociales. Selon une étude du Bureau central de statistique, la moitié des travailleurs et plus d’un tiers des agriculteurs du pays étaient en dessous du seuil de pauvreté avant le mouvement de protestation en octobre 2019.
Comparez cela avec la concentration grotesque de la richesse entre les mains de la classe dirigeante du pays. Entre 2005 et 2014, les 10% les plus riches ont empoché, en moyenne, 56% du revenu national. Le 1 pour cent le plus riche, un peu plus de 37 000 personnes, a capturé 23 pour cent des revenus générés – autant que les 50 pour cent les plus pauvres, soit plus de 1,5 million de personnes. En 2019, les 10% de personnes adultes les plus riches possédaient 70,6% de la richesse du pays.
L’éclatement de la crise économique en octobre 2019 et les effets de la pandémie n’ont fait qu’aggraver la vie des classes populaires libanaises. Environ 1,7 million de personnes, soit 45 pour cent de la population libanaise, étaient déjà en dessous du seuil de pauvreté supérieur en avril. La pandémie a conduit le taux de pauvreté au-dessus de 50 pour cent a augmenté le taux de chômage à plus de 35 pour cent. Dans le même temps, la valeur de la monnaie libanaise est en chute libre depuis plusieurs mois, entraînant un taux d’inflation de plus de 400%. Le pouvoir d’achat des classes populaires populaires a diminué massivement, surtout dans un pays qui importe massivement de l’étranger.
L’explosion a aggravé de manière inimaginable une situation socio-économique déjà désastreuse.
Les travailleurs étrangers soumis au système de la «kafala», qui les prive de leurs droits civils et humains fondamentaux, se sont retrouvés, comme beaucoup de Libanais, sans abri après la tragédie. Ils se trouvaient déjà dans des conditions désastreuses au milieu de la pandémie, privés de tout accès aux soins de santé et soumis à une discrimination raciste. Ces conditions ont poussé les travailleurs des pays d’Afrique subsaharienne à manifester devant leurs ambassades pour exiger leur retour chez eux au cours des derniers mois. De même, les réfugiés syriens ont souffert de l’appauvrissement et des abus.
Le Hezbollah semble aujourd’hui être une des forces contre révolutionnaires les plus importantes s’opposant au mouvement… pourquoi? En France il conserve une bonne image, y compris dans les milieux d’extrême gauche, suite a la guerre avec Israël en 2006. Est il contesté au seins de la communauté chiite?
Le Hezbollah a adopté depuis le début une attitude de défiance envers le soulèvement populaire massif au Liban commencé le 17 octobre 2019. Surtout que pour la première fois, le mouvement de contestation populaire a massivement touché les régions à majorité chiite, notamment le sud du Liban et la ville de Baalbeck dans la Bekaa. Dans ces régions, le tandem Amal-Hezbollah, accusé d’avoir empêché le développement socio-économique en imposant des politiques clientélistes et autoritaires, n’a pas été épargné par les manifestants.
Dans son premier discours Hassan Nasrallah a d’abord accusé les manifestants de plonger le pays dans le chaos et d’être les instruments d’un complot étranger et soutenu inconditionnellement le gouvernement et le Président. Il a par la suite modéré un peu son discours.
Le Hezbollah a néanmoins mobilisé sa base populaire dans les régions à majorité chiite pour démontrer qu’il gardait le soutien de sa base et surtout pour intimider les manifestant.es dans différentes localités. Ces membres n’ont pas hésité également à attaquer à plusieurs reprises les manifestant.es à Beyrouth, et dans d’autres villes du pays. De même, les supporters du Hezbollah, avec ceux d’Amal, n’ont pas hésité à lancer des provocations et slogans confessionnels, en criant «chiites, chiites» ou «Nous voulons un nouveau 7 mai», rappelant l’invasion militaire des régions de Beyrouth-Ouest par le Hezbollah et ses alliés, pour diviser le mouvement de protestation, tandis que des personnalités du mouvement de protestation populaire connues pour leur opposition au Hezbollah ont été menacées.
L’objectif principal du Hezbollah, et de son allié Amal, à travers ces démonstrations de force était d’étouffer les manifestations en réoccupant les lieux publics dans les régions dominées par ces partis. Des membres du Hezbollah ont également recueilli des informations sur des personnes de la banlieue sud participant au mouvement de protestation dans le but de les intimider.
Le Hezbollah a également cherché à maintenir ses alliances politiques avec des mouvements dénoncés par les manifestants pour leur corruption et leur patronage, en particulier Amal et le Courant Patriotique Libre. Il a également refusé toute démission du président Aoun.
Le Hezbollah, comme les autres formations confessionnelles bourgeoises, perçoit le mouvement populaire comme une menace existentielle et s’oppose à ses demandes fondamentales pour un changement radical. Le Hezbollah ne propose aucune vision politique pouvant contester le système économique néolibéral ou le système politique confessionnel, qui sont tous deux intrinsèquement liés au Liban. Au contraire, à l’instar de tous les autres partis confessionnels bourgeois, il considère ce système comme un moyen de servir ses propres intérêts.
Aucun changement radical ne pourra avoir lieu sans une rupture avec le système confessionnel néolibéral, ses élites dominantes et ses sponsors étrangers. Le Hezbollah n’est pas une exception et est inclue dans le slogan de l’intifada libanaise « Tous signifie tous ».
L’opposition à l’état raciste, colonial et d’apartheid d’Israel et le droit à la resistance sont des droits fondamentaux et qu’il faut soutenir pour tout mouvement de gauche et progressiste. Mais cela ne signifie pas qu’il faut voir le Hezbollah comme une force progressiste et anti-impérialiste.
Son importance économique et politique au Liban en a fait un rival de plus en plus significatif pour la fraction de la bourgeoisie libanaise réunie autour de Hariri et de l’alliance politique du « 14 Mars » (liée, à son tour, aux capitaux des monarchies du Golfe), en particulier après le retrait de la Syrie du pays en 2005. L’opposition politique du Hezbollah aux forces du 14 Mars, forces soutenues par les Etats occidentaux et les monarchies du Golfe, doit être aussi comprise comme des rivalités inter-capitalistes à l’échelle nationale entre deux forces liées à différentes puissances régionales. En dépit de cette concurrence, ces deux blocs inter-capitalistes ont coopéré l’un avec l’autre à plusieurs reprises dans des moments de crises – comme le montrent leurs attitudes similaires envers divers mouvements sociaux et ouvriers, leur orientation favorables aux réformes néolibérales au Liban, et leur rapprochement mutuel au sein du gouvernement après le départ de l’armée syrienne du Liban en 2005.
Ces éléments nous conduisent à affirmer que le Hezbollah ne construit pas une contre-société ou un projet contre-hégémonique en soi, comme le suggèrent certains issus de courants de gauche et/ou académiques, mais tentent plus ou moins d’islamiser les couches les plus larges de la population chiite, tout en ne présentant pas une menace d’aucune sorte pour le système politique dominant dans sa propre société, ou même à un niveau plus large.
Le projet du Hezbollah ne constitue pas une alternative fondamentale au système capitaliste et confessionel dominant au Liban et dans la région. Au contraire, il le soutient, comme l’illustre sa défense du système confessionel, des discriminations contre les femmes, mais aussi son absence d’intervention en faveur des travailleurs et des réfugiés palestiniens et syriens.
Sur le plan régional, il a participé à la répression, aux côtés du régime Assad, du mouvement populaire révolutionnaire en Syrie, tout en agissant en faveur d’une forme de statu quo de l’ordre impérial, dont les représentants souhaitent tous le maintien du régime d’Assad. En même temps le Hezbollah s’est opposé au mouvement de contestation populaire en Irak et en Iran dernièrement.
Cependant, dans un climat régional instable et de montée des tensions confessionnelles, il est pour l’instant improbable de voir la base popu- laire du Hezbollah s’en détacher sans la construction d’une alternative politique de masse crédible et inclusive défendant les intérêts populaires. L‘espoir réside dans les nouvelles luttes à venir dans une région où les classes populaires n’ont pas dit leur dernier mot, où les aspirations à la démocratie et à un monde débarrassé de l’oppression et de l’exploita- tion restent profondes et vivaces.
Qu’en est t’il du rôle des phalangistes ( droite chrétienne) dans la contestation? Il semble qu’ils participent depuis peu aux manifestations. Comment les manifestant.es réagissent t’ils ?
Oui, ils essaient d’apparaître comme une force d’opposition démocratique s’opposant au système. Mais cela n’a pas beaucoup d’influence au sein du mouvement de protestation populaire, qui pour la grande majorité, surtout dans ces franges radicales les rejettent.
Est-ce que les libanais redoutent une confessionnalisation du conflit et une transformation en guerre civile, comme dans le cas syrien, à cause de l’implication des milices et des partis confessionnels dans et autour du mouvement? Le souvenir de la guerre civile libanaise est t’il encore quelque peu paralysant ?
Il est présent sans être paralysant. D’ailleurs, Hassan Nasrallah dans son discours du 14 août a réitéré son souhait de voir la formation d’un gouvernement d’union nationale, et accusé les manifestant.es et des forces politiques de mener le pays vers la guerre civile en voulant renverser l’État et le président Aoun.
En même temps, le jeudi 13 août, les principales forces politiques libanaises au Parlement ont entériné l’état d’urgence, qui avait été décrété le 5 août. Cela donne le «pouvoir militaire suprême », qui aura pendant cette période – jusqu’au 21 août avec possibilité de prolongation dans le cas présent –, l’autorité sur l’ensemble des forces de sécurité du pays et la responsabilité de maintenir l’ordre. Pendant l’état d’urgence, l’armée libanaise peut donc procéder à des arrestations sans avoir recours à la justice, limiter la liberté de la presse et des médias, interdire les rassemblements, etc. Mettre fin aux manifestations populaires est en effet une priorité pour les partis politiques dominants confessionnels bourgeois.
Les classes populaires maintiennent pour l’instant leurs mobilisations, car ils n’en peuvent plus de cette élite.
Quelles sont les formes d’auto-organisations utilisées par les protestataires? Quels perspectives politiques sont mises en avant par les participant.es au soulèvement?
Le mouvement de protestation est confronté à de nombreux défis, notamment le manque d’organisation et de représentations alternatives susceptibles de contrer la domination des partis confessionnels néolibéraux et des groupes économiques au pouvoir.
Le défi auquel le mouvement est confronté au milieu de cette répression est l’absence d’organisations de masse non confessionnelles et de partis enracinés dans les classes populaires du pays. À l’heure actuelle, ils n’existent pas encore, ce qui affaiblit la capacité du mouvement à s’intégrer dans un défi social et politique aux partis confessionnels et bourgeois et à leur système. Et cela laisse un espace libre aux partis confessionnels bourgeois pour mobiliser leurs bases confessionnelles pour réprimer le mouvement et dominer des probables nouvelles élections dans un court et moyen terme.
Quel est l’état des forces progressistes aujourd’hui ? Comment s’impliquent t’ elles dans le mouvement? La gauche radicale y participe t’elle ?
Les divers secteurs de gauche et démocratiques sont très fragmentés au sein du mouvement de protestation et n’ont pas été capable de constituer un front uni. Ainsi n’ont-ils pas pu créer, sinon des formes de double pouvoir, du moins un véritable défi à l’État et aux partis politiques confessionnels bourgeois, notamment en canalisant les revendications et en organisant les manifestant·es à travers le pays. La faiblesse des organisations de la classe ouvrière est à ce titre un handicap majeur. Les partis confessionnels bourgeois ont activement affaibli tout mouvement ouvrier depuis les années 1990, tout d’abord la Confédération Générale des Travailleurs Libanais (CGTL) et ensuite le Comité de Coordination Syndicale (CCS), qui a été le principal acteur des manifestations ouvrières entre 2011 et 2014. Les deux organisations ont ainsi été totalement absentes du mouvement de protestation qui a éclaté en octobre 2019.
Quel rôle joue l’impérialisme français actuellement ? On a entendu parler de la visite paternaliste de Macron dans les médias français mais beaucoup moins des livraisons de matériel anti-émeutes ( grenades lacrymo, flashball ) aux forces de l’ordre…
Le Liban est important pour la France, car c’est peut-être le dernier pays dans la région dans lequel Paris exerce une influence politique relativement importante. L’intervention de Macron au Liban est surtout venue pour sauver le système confessionnel néolibéral libanais, en voulant pencher les balances de forces vers les partis plus proches de l’axe impérialiste occidental, mais sans changement radical non plus.
D’ailleurs comme dans toutes les crises, les États et institutions monétaires internationales considèrent ces moments comme des opportunités pour promouvoir et approfondir les dynamiques néolibérales, notamment l’extension de l’économie de marché à divers secteurs économiques jusqu’ici dominés par les secteurs étatiques. Ainsi, d’autres type d’aides et versements à la hauteur de milliards de dollars également prévus par ces groupes d’États et institutions, sont conditionnés à la mise en œuvre de « réformes institutionnelles».
Le président français, Macron, et la directrice générale du FMI, Kristalina Georgievaa, ont par exemple exprimé qu’il était « essentiel » de « sortir de l’impasse » concernant les discussions entre le Liban et le FMI qui ont débuté depuis plusieurs mois, à la mi-mai 2020, par l’application de «réformes ».
Leur mise en œuvre a été érigée en condition préalable à tout déblocage d’aides financières aussi bien par le FMI – que le Liban a officiellement sollicité à cette fin début mai – que par l’ensemble de ses soutiens internationaux, notamment les participants à la conférence de Paris d’avril 2018 (programme CEDRE), qui ont réservé plus de 11 milliards de dollars en prêts et dons pour le Liban. En échange de ces milliards de dollars, le gouvernement libanais doit s’engager à développer les partenariats public-privé, à réduire le niveau de la dette et à imposer des mesures d’austérité.
Tous les partis politiques confessionnels dominants sont d’accord sur ces mesures, y compris le Hezbollah. Le gouvernement d’union nationale libanais composé par tous les partis confessionnels dominants, dans lequel le Hezbollah figurait, et mené par l’ancien premier ministre Saad Hariri, avant sa démission à la suite du déclenchement du mouvement de protestation populaire en octobre 2019, avait d’ailleurs prévu la fusion ou suppression de certaines institutions publiques et la privatisation du secteur de l’électricité, dans le cadre de son plan budgétaire 2020.
De même le Hezbollah ne s’est pas opposé à la demande du précédent gouvernement mené par le premier ministre Hassan Diab de faire appel au FMI en mai 2020 pour un plan de « sauvetage » face à la crise économique.
Dans ce cadre, les appels à un nouveau gouvernement d’union nationale rassemblant toutes les forces confessionnelles bourgeoises comme l’a fait le président français Emmanuel Macron, contribuent au maintien du système politique confessionnel et néolibéral existant. Donc très loin d’apparaître comme un sauveur des classes populaires libanaises, Macron veut maintenir ce système et ses élites. Cette solution a d’ailleurs le soutien de nombreux pays régionaux et internationaux.