Perspective sur la crise : la crise a t-elle vraiment commencé ?

Crises

L’épidémie de coronavirus n’a été que l’élément déclencheur d’une crise depuis longtemps latente, ce qui signifie aussi que la seule reprise du boulot ne va pas suffire à faire repartir le merdier. Il est même possible que la crise, la vraie, ne fasse que commencer.

Les crises sont des évènements soudains et brefs : elles se traduisent par des vagues de faillites et de licenciements, un effondrement des investissements, une contraction brutale des PIB, un dégonflement de la valeur des actifs financiers. Elles sont suivies d’une reprise dont le dynamisme dépend du niveau de réengagement des investissements : le capital ne reste jamais en sommeil. Aujourd’hui, après un premier krach boursier en mars, avec des prévisions de récession 1A l’heure actuelle, une récession de 8 % indique que le PIB de 2020 serait l’équivalent du PIB de 2014. au-delà de 10 % pour la France et une explosion du nombre d’inscrits au chômage – tout cela dans une ambiance de fin du monde – la crise semble avoir non seulement commencé, mais encore avoir donné son plein potentiel : ne parle t-on pas de la pire récession de l’histoire économique ?

Restructuration de la production

Pourtant les crises ne sont pas de simples accessoires du développement capitaliste : sans même parler du cortège d’effets politiques qui les accompagnent, elles ont une fonction essentielle, celle d’épurer le capital et d’assainir les bases d’une reprise de l’accumulation2L’accumulation désigne l’augmentation, période après période, des richesses stockées sous forme de capital. Celles-ci forment la base d’une accumulation élargie pour la période suivante. On fait l’hypothèse que l’augmentation du stock de capital permet d’augmenter, cycle après cycle, l’efficacité de la production. Le circuit du capital vise, à partir du stock de capital de la période précédente, à obtenir le maximum de profit qui sera à son tour stocké comme capital et permettra une accumulation encore plus importante de profit par la suite.. Les crises agissent par trois effets principaux : purge des capitaux les moins productifs, dévalorisation du capital, et purge des activités « parasitaires ».

  1. La crise balaie, dans sa vague de faillite, les entreprises les moins solides, celles qui se situaient durablement sous la moyenne de productivité et qui sont faiblement rentables : cela contribue à rehausser la moyenne global de productivité et permet d’envisager la restructuration capitaliste de certains secteurs – on pense par exemple à la restauration, un secteur majoritairement artisanal en France avec plus de 23 % d’artisans et de petits patrons.
  2. En raison des faillites et de la sous-utilisation des capacités de production (en France en mars, l’utilisation des capacités de production était tombée à 56 % contre plus de 80 % habituellement), la crise provoque la mise à l’arrêt et une dévalorisation brutale des capitaux : tout en élevant mécaniquement le taux de profit des nouveaux repreneurs, une telle dévalorisation peut favoriser l’introduction de méthodes de production innovantes, qui garantissent des gains de productivité progressifs.
  3. La crise purge également les activités « parasitaires », sources de dépense pour le capital sans être sources ni de profit ni d’efficacité, et qui entravent donc l’accumulation : après la crise de 2008 par exemple, les dépenses publicitaires mondiales se sont contractées de 9,5 % (la contraction du PIB mondial était dans le même temps de 1,67 %) – ce qui permet de réorienter les capitaux vers des activités susceptibles de soutenir la reprise.

Purge des marchés financiers

Wall street 1929
Un balayeur après le krash de 1929 à Wall Street

Ces trois effets réalisent leur potentiel lorsque des capitaux sont de nouveau disponibles et prêts à réinvestir la production. En général, cela implique donc également que la crise purge les marchés financiers : elle permet l’éclatement des bulles financières et l’élimination des titres pourris sur le marché des dettes. Ces mécaniques spéculatives, en effet, stérilisent les capitaux qui s’y investissent et rendent les marchés instables – deux conditions qui contribuent à ralentir l’accumulation. Les marchés financiers comportent deux segments.

  1. D’une part, le marché des actions qui est un marché de l’investissement. Les investisseurs achètent (ou rachètent) des parts du capital des entreprises cotées en Bourse : ils peuvent les conserver pour percevoir le dividende, rémunération de l’action qui est une part du profit réalisé par l’entreprise ; ou bien ils peuvent les vendre sur le marché dit « secondaire » à un prix qui dépend normalement de la bonne santé de l’entreprise et de sa capacité à assurer de futurs dividendes. La rémunération de l’action, le dividende, est donc une part du profit d’entreprise – et c’est normalement l’évaluation de son montant attendu qui fixe le prix de revente des actions. Mais des bulles peuvent émerger : il s’agit d’entreprises « survalorisées », dont les actions se vendent à un prix en forte croissance, déconnecté de leur rentabilité réelle et de leur capacité à assurer un dividende, mais permettant un haut rendement à la revente. Ces bulles se nourrissent ainsi de la dynamique spéculative qui conduit chacun à acheter dans l’espoir de vendre plus cher : elles doivent inévitablement crever au moment où plus personne ne souhaite continuer ce petit jeu.
  2. D’autre part, le marché des obligations qui est un marché de la dette, sur lequel s’échangent donc des titres de dettes : au contraire des actions, le détenteur d’un titre de dette n’est pas propriétaire d’une part du capital de l’entreprise. Il s’agit d’un prêteur qui se rémunère en percevant l’intérêt pour les sommes prêtées. Évidemment, moins les emprunteurs sont solvables, plus les taux d’intérêts sont élevés pour compenser les défaillances éventuelles. Pour équilibrer les risques, les acteurs du marché des obligations « mélangent » donc de bonnes dettes et de mauvaises dettes dans des produits financiers, ensuite revendus, éventuellement remélangés… et ainsi de suite de sorte que les dettes pourries se trouvent dissimulées dans tout le circuit financier. Lorsque le taux de profit de l’ensemble de l’économie est faible, les acteurs du marché des obligations sont incités à augmenter leur niveau de risque – qui augmente les taux d’intérêt et donc leur rémunération – et à produire des paquets de plus en plus rentables mais de plus en plus pourris. Lorsqu’un groupe d’emprunteur fait enfin défaut, comme cela doit inévitablement arriver lorsque l’économie ralentit et que les emprunteurs se trouvent confrontés à des difficultés de remboursement  (par exemple, en 2008, le marché hypothécaire américain), le choc affecte l’ensemble du circuit financier et provoque de multiples défaillances.

Les marchés financiers ne sont pas dotés d’une logique autonome : en réalité, ils moisissent lorsque la dynamique d’accumulation s’épuise et que les détenteurs de capitaux cherchent des placements rentables (et de plus en plus merdiques), et explosent lorsque un ralentissement constant provoque des faillites d’entreprises (explosions des bulles sur le marché des actions), ou des défauts des emprunteurs (entreprises, particuliers, États). Cette explosion périodique permet d’assainir les marchés et de rétablir des marchés « fonctionnels » du point de vue de l’accumulation.

Or, si la crise a donné ses effets au niveau de la production, elle a été bloquée au niveau des marchés financiers : c’est ainsi qu’en dépit du krach de mars, les marchés financiers ne semblent pas assainis. D’une part, sur le marché des actions, les entreprises sur-valorisées, celles qui ne dégagent pas de bénéfice, n’ont pas été éliminées et ont même repris des niveaux de valorisation supérieurs à ceux du début d’année. D’autre part, le marché des obligations n’a pas été purgé des titres les plus douteux. Dans cette situation, les marchés financiers proposent encore de hauts (et artificiels) rendements qui vont drainer les capitaux qui seraient autrement nécessaires à la reprise, et restent un facteur majeur d’instabilité pour l’ensemble de l’économie. Les capitaux sont donc partiellement paralysées par l’incomplétude du choc financier.

Dans le même temps, les injections monétaires des banques centrales3Les banques centrales suivent actuellement une politique de rachat de titres de dettes qui leur permet « d’offrir » de la monnaie en échange des titres qu’elles rachètent. Cela soutient évidemment la stabilité de ces marchés, et les renfloue en liquidités. et la politique de taux d’intérêt bas tiennent à bout de bras cet étrange fonctionnement. En pourvoyant des liquidités « à bas coût », ils assurent la continuité du financement de ces marchés et évitent leur brusque effondrement – la contrepartie étant que les États sont désormais rivés à ce choix de politique monétaire et perdent, sous menace d’effondrement des marchés ou de défaut des États, toute possibilité d’un pilotage alternatif qui dynamiserait la reprise. La politique économique navigue de Charybde en Scylla, et les côtes apaisées d’Ithaque sont encore loin : tant que les marchés financiers n’auront pas sauté, les États éprouveront des difficultés à agir de manière proactive pour faciliter la reprise.

Étant donné ce constat, et en dépit de la définition que nous avons donné de la crise comme un événement soudain et bref, peut-on imaginer une forme de saucissonnage de la crise qui se traduirait par l’imminence (sous quelques semaines à plusieurs mois) d’un krach boursier plus intense que le premier ? Une telle purge paraît nécessaire à l’assainissement de tout ce merdier. Elle peut aussi attendre, bien sûr ; mais alors qu’il s’agit a minima d’une hypothèse de travail crédible, il est bien étonnant d’entendre l’ensemble des économistes bourgeois affirmer que « la pire crise de l’histoire économique » serait désormais derrière nous et s’attendre, ipso facto, à la fameuse reprise en V.

References

References
1 A l’heure actuelle, une récession de 8 % indique que le PIB de 2020 serait l’équivalent du PIB de 2014.
2 L’accumulation désigne l’augmentation, période après période, des richesses stockées sous forme de capital. Celles-ci forment la base d’une accumulation élargie pour la période suivante. On fait l’hypothèse que l’augmentation du stock de capital permet d’augmenter, cycle après cycle, l’efficacité de la production. Le circuit du capital vise, à partir du stock de capital de la période précédente, à obtenir le maximum de profit qui sera à son tour stocké comme capital et permettra une accumulation encore plus importante de profit par la suite.
3 Les banques centrales suivent actuellement une politique de rachat de titres de dettes qui leur permet « d’offrir » de la monnaie en échange des titres qu’elles rachètent. Cela soutient évidemment la stabilité de ces marchés, et les renfloue en liquidités.

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