En décembre dernier, les coursiers stéphanois des plateformes de livraison se sont mis en grève et ont bloqué pendant une journée l’activité de livraison des plateformes sur la ville. Retour sur les conditions de cette grève avec Charlie*, coursier gréviste.
QUELQUES ELEMENTS DE CONTEXTE
À Saint-Etienne, trois grandes plateformes de livraison – Deliveroo, Uber Eats et Stuart – emploient environ 200 coursiers sous statut d’autoentrepreneurs. En décembre dernier, ces travailleurs ont réalisé une grève massive pour dénoncer leur niveau de rémunération et leurs conditions d’emploi : au cours du principal jour de la mobilisation, les chaînes de fast-foods étaient bloquées par les grévistes et l’activité de la plateforme sur la ville quasiment à l’arrêt.
Le statut d’autoentrepreneur ne garantit ni minimum de rémunération, ni assurance, ni jour de repos, encore moins de congés payés. Les livreurs sont payés à la tâche, et le prix de celles-ci a continuellement baissé ces dernières années – à plus forte raison depuis le confinement, qui a attiré de nouveaux travailleurs sans augmenter l’activité des restaurants dans la même mesure. Concrètement, aux horaires de forte demande, un coursier réalise rarement plus de trois à quatre courses par heure. Or aujourd’hui, ces courses – même bonifiées – sont payées entre 3 et 5€. Le revenu horaire des coursiers, auquel il faut encore retrancher 20% de cotisations Ursaff, dépasse donc rarement le SMIC aux meilleures heures de la semaine – et le reste du temps, c’est pire.
Le mouvement de décembre montre qu’il existe une forte résistance de la part des coursiers à la baisse des rémunérations – et que cette résistance se manifeste en dépit de la fragilité des statuts et de l’éclatement du collectif de travail. En même temps, il illustre les difficultés d’un mouvement purement spontané, dépourvu d’organisation et de cadres pérennes.
Charlie, un gréviste stéphanois, a accepté de revenir sur le déroulé et les limites du mouvement.
ENTRETIEN AVEC CHARLIE, COURSIER GREVISTE
Est-ce que tu peux nous décrire brièvement l’évolution de ton « salaire » sur ces derniers mois ?
C. – Personnellement, je suis étudiant à côté, donc je ne fais pas ce boulot de manière massive et régulière, mais je sais que c’est de plus en plus dur de se tirer un SMIC quand on bosse à plein-temps. On le voit sur les groupes Facebook où les livreurs montrent un peu ce qu’ils touchent par mois, et où certains disent « c’est bon, j’arrête, je vais à l’usine, c’est moins chiant ». Concrètement, les courses les plus courtes ont toujours été payées autour de 3€, mais maintenant ce minimum s’étend de plus en plus : si la personne est à 800m, ils vont peut-être payer 3€10, alors qu’avant, ça, c’était 4€-4€50. Et pour les distances de trois-quatre kilomètres, qui étaient à 8€ avant, ça ne dépasse plus 5€. De manière générale, c’est de plus en plus dur d’avoir des courses à plus de 5€, même avec les bonus, même pour des courses compliquées ou des endroits galère à livrer, qui sont loin, où il faut monter… Il y a vraiment des scandales, des distances qui sont payées une misère… Bref, c’est de pire en pire. Même quand ils t’ajoutent un bonus, tu te rends compte qu’ils ont baissé le prix de la course à la base… En fait, ils nous grattent des centimes par-là, cinquante centimes par ci, et au final, on se rend compte qu’ils sont en train vraiment de baisser d’une manière assez hallucinante. Mais quand il y a un aussi fort chômage qu’aujourd’hui, tu ne peux pas changer de métier en claquant des doigts.
C’est ces baisses de revenus qui ont motivé le mouvement de grève ?
C. – En gros, depuis septembre, on sentait un ras-le-bol et on savait que ça allait péter à un moment. On le voyait sur les comptes Facebook de livreurs. Ça devenait vraiment scandaleux, les conditions étaient pourries… A un moment, vraiment, il fallait juste faire un truc. La grève, c’était le moyen.
Comment s’est lancé le mouvement ?
C. – Ça s’est lancé courant décembre 2020. D’un côté, on avait ce ras-le-bol par rapport aux conditions de travail. De l’autre, il y avait déjà un petit noyau de livreurs qui avaient fait une première mobilisation en mars dernier, quand Deliveroo a supprimé les créneaux. [Il s’agit de créneaux sur lesquels les livreurs devaient s’inscrire pour travailler : leur suppression permis à chacun de travailler sans limites, ce qui a contribué à abaisser les revenus.] Du coup, il y avait encore ce noyau, qui a un peu drivé le truc. Tout s’est fait de manière très informelle, c’était vraiment sur la base du bouche-à-oreille et d’un groupe Whattsapp. Ça a appelé à la grève un jour, on s’est tous retrouvés à un endroit, et c’était parti.
Et les coursiers ont suivi le mouvement ?
C. – Il y a eu un premier jour de grève très suivi, le 13 décembre. Là, au rassemblement, il y avait entre 50 et 60 livreurs. Sur 200 livreurs dans la ville, c’est quand même pas mal. Mais je pense qu’il y avait plus de grévistes, parce que les restaurants étaient bloqués et donc ils ont arrêté de bosser. Ce jour-là, ça a été très suivi. Après, il y a eu deux-trois autres jours de mobilisation qui ont été moins suivis. Il y a eu une dernière mobilisation début janvier, mais il y avait beaucoup moins de livreurs. On était 20 au rassemblement, et derrière, la moitié des livreurs n’étaient même pas au courant qu’il y avait une journée de mobilisation et ont continué à bosser. Ça s’est terminé un peu en queue de poisson…
Comment tu expliques que le soufflé soit retombé si vite ?
C. – Mon analyse, c’est qu’il y avait des leaders auto-proclamés, mais pas de structuration ni d’organisation sur le long-terme. Le rapport de force n’a tout simplement pas pu tenir sans organisation. Donc ça s’est terminé un peu naturellement.
Est-ce que les plateformes ont tenté de dissuader les grévistes ? Je sais que parfois, ils proposent des bonus pendant les grèves, pour inciter les gens à travailler.
C. – Il y a eu des bonus de 2€50, 3€ sur les courses. En soi, on ne peut pas être sûrs que c’était pour la grève, parce que les journées de mobilisation ont eu lieu le dimanche qui sont des jours de forte demande, où il y a traditionnellement des bons bonus. Mais là, quand même, chaque fois qu’une grève était annoncée, il y avait un bonus de 3€. Donc bon… ça me semble un peu gros.
Finalement, les plateformes ont quand même lâché des trucs ?
C. – Je pense que ça leur a fait un peu peur, surtout Uber. C’est pour ça qu’ils ont lâché quelques trucs. Mais le bilan est très mitigé. On a « gagné », entre guillemets, un revenu minimum garanti sur les heures de pointe pour Uber, de 10€ le midi, et 12€ le soir… bref, des montants qu’on faisait déjà en heures de pointe. C’est tellement ridicule que ça ne sert à rien, d’ailleurs je crois qu’ils l’ont déjà supprimé, ils avaient fait ça juste pour Noël…
Qu’est-ce qu’ils auraient pu lâcher d’après toi ?
C. – Quand tu fais une grève à quasiment 100% de grévistes, il y a autre chose à faire. Par exemple, on aurait pu gagner un meilleur revenu minimum, augmenter la rémunération minimum par course… Nos revendications, c’était aussi d’avoir une visibilité sur l’algorithme : parce qu’on ne sait même pas comment est fixée la rémunération qui nous est donnée. On demandait aussi la capacité de transport, pour les coursiers qui livrent en voiture ou scooter. Et puis, Uber a lâché quelques trucs, mais Deliveroo n’a rien lâché du tout et n’a jamais répondu.
Donc d’après toi, ça pourrait encore repartir ?
C. – Le gros mouvement est parti en décembre, les grèves étaient massives et surtout il y en avait dans toutes les villes de France. Ce n’est plus trop ça, mais ça continue d’agir et de se structurer. A Lyon par exemple, ils ont inauguré un atelier de réparation des livreurs. A Sainté, comme le mouvement était un peu informel, ça s’est arrêté comme ça. Mais en fait, ça peut repartir à tout moment.
*le prénom a été changé