Dans la capitale et dans toutes les grandes agglomérations de Tunisie, ainsi que dans de plus petites villes s’étend un vent de révolte : lueurs de feux, nuages de lacrimogène et détonations brisent le silence du couvre feu sanitaire pour éclairer les nuits tunisiennes. Barricades et affrontements avec la police gagnent les rues, et cette fois, de nuit, pour déjouer la répression policière. Malgré cette tactique, ce sont déjà plus de 1200 manifestant·e·s qui ont été arrêté·e·s, certain·e·s n’ayant pas encore 14 ans.
Les manifestations auraient semble-t-il débuté à Ksour Essef (Est de la Tunisie) et se seraient étendues spontanément à tout le pays. Elles sont portées par le mot d’ordre « Dégage » adressé au régime et au gouvernement, mais aussi par des revendications économiques 1. Depuis le déclenchement de ce dernier mouvement populaire, il n’y a eu aucune déclaration des responsables politiques ou des ministres. Seuls les médias prennent l’assaut pour dénoncer les « débordements de casseurs ». La composition sociologique du mouvement paraît plutôt être faite de jeunes précaires ou sans emploi, d’habitant·e·s de banlieues défavorisées et de villes périphériques 2. Pourtant, des manifestations de jour semblent déjà naître, laissant plus clairement envisager que la classe moyenne va entrer maintenant dans la danse.
Continuités et ruptures
Depuis 2011, la Tunisie connaît une série continue de soubresauts de mouvements contestataires plus ou moins violents manifestant une opposition à la marche contre-révolutionnaire qui a suivi la dite « Révolution de jasmin ». Dans une certaine mesure, ce qui semble apparaître depuis la chute de Ben Ali, c’est bien l’absence d’une recomposition stable de la société et de la classe capitaliste tunisiennes 3. En 2010-2011, on pouvait distinguer dans le mouvement de révolte qui provoqua la chute du régime, trois composantes principales :
-Des prolétaires provenant du secteur informel, suite aux fermetures de frontières ayant enraillé les trafics illégaux, ce qui pouvait mener à la conclusion suivante sur les perspectives de luttes :
« Des affrontements massifs et explicites dans le secteur informel ne seront possibles que dans un contexte où la lutte de classes dans le secteur formel aura elle-même atteint un degré élevé de radicalité. Mais dans des conditions actuelles, on voit mal les prolétaires de l’informel attaquer des patrons qui les tiennent à la gorge de mille façons (papiers, salaires impayés, liens familiaux, logement, menaces physiques, etc.). » 4. Il semble que les réseaux de l’économie « parallèle » aient plus ou moins été intégrés au nouvel appareil d’État, ce qui permet de limiter que ce secteur devienne source de contestation.
-Des « jeunes » émeutier·e·s des quartiers périphériques, aussi bien dans les villes de province qu’autour de Tunis, dont la composition est en bonne partie prolétaire 5.
-Et enfin, le prolétariat « formel » caractérisé par des revendications économiques, et qui est intervenu surtout après la chute de Ben Ali.
Quoique résultant de la pression des institutions financières mondiales (OMC, FMI) en raison de l’augmentation de la dette (passée de 6 000 milliards à 72 000 milliards en 10 ans), il semble possible d’affirmer que le mouvement se situe dans une certaine continuité avec les événements de 2011. Plusieurs éléments nous invitent à penser cela : le problème fondamental reste celui de la pauvreté (augmentation du coût de la vie, pas des salaires), et les mots d’ordre constant réclamant « du travail » se retrouvent encore dans les manifestations, comme c’était le cas déjà en 2010-2011. Entre temps il n’y a pas eu d’amélioration significative des conditions de vie des tunisien·ne·s. Les mots d’ordre politiques invitent également à penser cela, adressés aux gouvernants, ils réclament le changement de régime. Ceci peut notamment s’expliquer par le durcissement autoritaire du gouvernement, environ depuis 2018 quant à la liberté d’expression (arrestations de blogueurs·ses etc).
Grèves ?
Il n’y a pas de mouvement de grève massif. Certes, le pays est toujours traversé par des grèves depuis ces dernières années, mais sporadiques et isolées. Le mouvement de manifestations actuel est notamment rejoint par les doctorant·e·s qui sont en grève depuis trois mois déjà. Mais à part cela, on ne voit pas de grèves sauvages spontanées apparaître qui pourraient porter le mouvement vers un terrain de classe. On trouve cependant des initiatives de gestion locale au niveau des villes qui germent à travers le pays, suivant un mot d’ordre d’organisation « à la base » se substituant à l’État.
Soutiens politiques
Dans l’ensemble, le mouvement n’est pas soutenu par les partis ou les syndicats, à part quelques voix isolées, notamment une fraction dissidente du Front populaire. Malgré un rassemblement né autour de l’UGTT incarné par un tract commun 6, l’UGTT a appelé au calme et à cesser les manifestations nocturnes 7. Des associations pour les martyrs de la Révolution soutiennent également le mouvement.
Crise sanitaire
Pour finir, la crise sanitaire n’a certainement pas contribué à améliorer le quotidien des tunisien·ne·s, et leur mobilisation. Depuis le début du mouvement, le nombre de mort·e·s quotidien dus au covid a doublé, invitant les commentateurs à suggérer le caractère dangereux du mouvement. Pourtant, les masques protègent particulièrement bien des gazs lacrymogènes, et d’après les images, les gestes barrières sont si bien respectés qu’ils sont devenus des gestes barricades.
1Ce qui est corroboré par l’affirmation d’Olfa Lamloum dans le Monde diplomatique : « Partout, ils réclament emplois et développement, et exigent l’ouverture de négociations avec des représentants du gouvernement central pour présenter leurs doléances et leurs propositions », Olfa Lamloum, « Les braises persisantes de l’esprit de révolte », Le Monde diplomatique, 17 janvier 2021.
2 « Les émeutiers sont des jeunes des quartiers pauvres. » (Nantes révoltée, https://nantes-revoltee.com/tunisie-plusieurs-nuits-de-revoltes-10-ans-apres-la-revolution/), ou encore « Précaires et laissés-pour-compte manifestent, bloquent des routes, mettent en place des coordinations. », in Olfa Lamloum, « Les braises persistantes de l’esprit de révolte », op. cit..
3Conclusion que l’on trouve de l’analyse de la révolution tunisienne dans Bruno Astarian, Marc Ferro, Le ménage à trois de la lutte de classes : « La « révolution de jasmin » n’a débouché sur aucune recomposition stable de la société et de la classe capitaliste tunisiennes. C’est une boîte de Pandore qui s’est ouverte, et qui n’est pas destinée à se refermer à brève échéance. À la complexité « normale » d’une lutte interclassiste s’est ajoutée la lutte du capitalisme provincial contre celui de Tunis et du Sahel. ».
4Bruno Astarian, Marc Ferro, Le ménage à trois de la lutte de https://editionsasymetrie.org/ouvrage/le-menage-a-trois-de-la-lutte-des-classes/classes.
5« Deuxièmement, il faut mentionner les « jeunes » émeutiers des quartiers périphériques, aussi bien dans les villes de province qu’autour de Tunis. Certes, on l’a dit, la population de ces émeutes était mêlée. Mais vue la sociologie de ces quartiers, le prolétariat en constituait certainement une bonne partie, à côté des semi-prolétaires et des membres de la classe moyenne inférieure. Il a certainement joué un rôle important dans les affrontements avec la police et les pillages (Ettadhamen, p. ex.) », Bruno Astarian, Marx Ferro, Le ménage à trois dans la lutte de classes.
6#Jurists, Déclaration des organisations et associations de la société civile sur les manifestations.