La philosophie générale du déconfinement est particulièrement inquiétante. Outre l’impression de précipitation qui prévaut depuis le début de la crise, avec son lot d’ordres et de contre-ordres, de déclarations absurdes et contradictoires, le gouvernement semble plus préoccupé de réduire les risques politiques et judiciaires liés à ses décisions que d’appliquer le plus largement possible le principe de précaution en matière sanitaire.
Ainsi, si « l’autonomie » prônée – des élus locaux, des établissements notamment scolaires – semble permettre de ne pas rouvrir un certain nombre de sites, elle déplace également la responsabilité de l’échec potentiel des mesures de déconfinement. Le gouvernement pourrait en cas d’échec – indiqué par une seconde vague épidémique – s’abriter derrière la « souplesse » qu’il ne cesse de mettre en avant, bien commode lorsqu’il s’agit de ne pas arbitrer. Le laisser-faire, en lieu et place d’une planification raisonnée : tel semble être le maître-mot de la politique gouvernementale.
Cette politique répond en fait d’un mode de direction tout à fait courant, notamment dans les services publics, depuis quelques années. L’autorité dicte des objectifs, et laisse les subalternes exécuter la tâche en ayant l’illusion d’un « choix » en fait circonscrit par les moyens alloués. On se contente alors d’évaluer, en haut-lieu, la réussite ou l’échec de la mise en application d’une doctrine. Cette logique, déjà dangereuse en temps normal – et notamment à l’hôpital public – apparaît ici comme proprement criminelle.
Plus encore, dans le contexte, elle se veut protectrice avant tout pour le gouvernement, qui tente ainsi de se débarrasser à bon compte d’une encombrante responsabilité dans la gestion désastreuse de la crise épidémique. Il semble également qu’il cherche à exonérer les patrons de cette même responsabilité, par des redéfinitions incessantes des contextes à risque qui engageraient la responsabilité pénale des employeurs.
Santé Publique France définissait ainsi dans un document mis à jour le 1er avril un « contact étroit » avec un porteur du COVID19 comme « une personne qui, à partir de 24h précédant l’apparition des symptômes d’un cas confirmé, a partagé le même lieu de vie […] ou a eu un contact direct avec [une personne contaminée], en face à face, à moins d’1 mètre du cas ou[nous soulignons] pendant plus de 15 minutes […] en l’absence de moyens de protection adéquats. » Or, cette définition du contact étroit a changé dans le protocole de déconfinement : il faut à présent, pour parler de contact étroit, que les deux critères aient été réalisés en même temps. Au « ou » s’est substitué un « et », ce qui allège considérablement les conditions pour que puissent se côtoyer des travailleur·ses dans un lieu clos.
Au fond, la notion de « responsabilité » (pénale, morale, politique), ne vaudrait pour la bourgeoisie que pour les promeneur·ses du dimanche et les habitant·e·s des quartiers populaires. On tance, on admoneste : gare au reconfinement, si on ose mettre un orteil sur une plage à la sortie du travail !
Au boulot !
Tout, dans la stratégie de déconfinement, semble en fait pouvoir se résumer à cette formule. Bruno Le Maire l’a dit, « il faut qu’un maximum de Français reprennent le travail ». Dès lors que ce discours est porté, y compris par le ministre de l’éducation, il n’est pas étonnant que l’on voit surgir des slogans portant le refus des enseignant·e·s de devenir la « garderie du MEDEF » (texte publié par plusieurs collectifs de lutte de l’éducation le 16 avril).

Mais n’est-ce pas un mot d’ordre un peu simpliste ? N’y a-t-il pas, au fond, de bonnes raisons de rouvrir les écoles, alors même que la « continuité pédagogique » se heurte aux différences de classe ?
Ces impératifs (pédagogique, social), les enseignant·e·s les ressentent avec force, notamment dans les quartiers populaires. Mais il est peu vraisemblable qu’ils soient vraiment la priorité du gouvernement : comment alors expliquer la réouverture des crèches, des écoles maternelles ? Ces enfants sont-ils véritablement en danger de « décrochage scolaire » à proprement parler ? Et quelle « reprise » va-t-on permettre, en ne proposant au fond que quelques jours de classe à une minorité d’élèves, dans des conditions qui sont hautement problématiques d’un point de vue pédagogique (pas de contact ou de rapprochement, pas de manipulation de matériel commun, pas de documents…) ?
L’urgence sanitaire, le principe de précaution, doivent donc prévaloir. Cela ne signifie pas que l’on s’interdise de constater les graves problèmes soulevés par la poursuite d’une scolarité à distance, mais qu’on ne rouvre pas à tout prix, dans n’importe quelle condition et à n’importe quel moment, prenant ainsi le risque de créer de nouveaux clusters, et donc d’entraîner à nouveau la fermeture durable des établissements.
L’idée de « garderie du MEDEF » peut paraître réductrice, mais elle répond pourtant d’un vrai problème : les écoles sont considérées d’abord comme une solution de garde, et les arguments pédagogiques ou sociaux, qui s’appuient sur une réalité, deviennent un piège tendu aux professionnels de l’éducation et aux parents.
On ne s’étonnera pas alors de voir les règles du chômage partiel modifiées, malgré l’affirmation d’une « rentrée » des enfants « sur la base du volontariat ». Comment parler de volontariat lorsque garder les enfants à la maison peut signifier la perte de son revenu ?
La « rentrée » impossible
Plusieurs maires l’ont déjà dit : la « rentrée » proposée à partir du 11 mai relève de l’impossible. Les règles sanitaires, telles qu’elles sont énoncées, sont le plus souvent inapplicables. Le risque est donc bien présent, pour les personnels comme pour les élèves, de créer de nouvelles chaînes de contamination, et ce d’autant que le niveau de protection accordé n’est pas clairement défini. Ainsi, il n’est pas encore certain que les masques soient obligatoires pour les élèves de collège et lycée : les déclarations gouvernementales ont été particulièrement contradictoires à ce sujet au cours de la semaine passée.

En tout état de cause, et comme à chaque étape de la crise sanitaire, rien n’est prêt. L’orgueil des différents ministres, du président de la république, le portefeuille des bourgeois, la nécessité impérieuse de produire des sirops à diluer ou des pailles semblent avoir eu raison du principe de précaution qui devrait prévaloir face à un virus sur lequel la recherche est toujours en cours.
Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut pas déconfiner, que le déconfinement est en soi une mauvaise chose. Il répond d’une nécessité sociale, politique, et même d’un impératif de santé publique – notamment du point de vue de la santé mentale. Mais ce déconfinement doit prendre en compte les facteurs de risque les plus importants, et donc éviter d’enfermer collectivement dans des lieux clos des millions de personnes. La réouverture des entreprises, qui semble entraîner celle des écoles, est donc prématurée.
La prudence élémentaire voudrait que les premières activités autorisées soient celles de plein air, notamment dans les écoles. La prudence élémentaire voudrait que l’on ne considère pas les lieux de travail comme des exceptions à une règle partout ailleurs observée (cinémas, bars, restaurants, salles de spectacle…) : celle de l’interdiction des regroupements massifs dans des lieux clos. Elle voudrait surtout que l’on s’assure de la possibilité de livrer des masques protecteurs en quantités suffisantes pour couvrir gratuitement les besoins de la population. Elle voudrait enfin que l’on se donne les moyens de mener une véritable politique de tests. En somme, la prudence est l’attitude inverse de celle qui dicte l’organisation du 11 mai.
Détruire le capitalisme : une urgence vitale
La précipitation qui semble marquer les actions de la classe capitaliste tient à un impératif qu’elle est la seule à éprouver véritablement : celui de la relance de la production par-delà les biens nécessaires, dans les conditions anarchiques habituelles qui sont celles de l’économie capitaliste. Ces conditions entrent une fois de plus en contradiction avec nos besoins élémentaires, et mettent en danger notre santé.
Au vu des conditions dans lesquelles se prépare le déconfinement du 11 mai, la probabilité que nous échappions à une deuxième vague, et donc à un nouveau confinement, est faible. Lorsque les bonnes mesures sont prises, c’est en dépit d’une classe dirigeante qui continue d’aborder les événements avec une légèreté coupable, et s’empêtre dans ses contradictions insolubles. Il y a quelque chose de la fuite en avant dans la manière dont la classe capitaliste, notamment en France, envisage les solutions les plus folles pour parvenir à « sauver l’économie » sans ouvertement proposer la libre circulation du virus.

Toute notre organisation sociale, économique et politique apparaît en fait fondamentalement inapte à protéger efficacement et durablement la population contre les risques sanitaires ou naturels. Là où une société fondée sur les besoins des individu·e·s pourrait faire face plus rationnellement à la maladie, aux catastrophes naturelles, à la vie et à la mort en somme, le capitalisme ajoute à la catastrophe le désastre de sa course au profit et de ses contradictions internes. Tant que la vie humaine sera mise en balance avec la nécessité de produire toujours plus, d’extraire toujours plus de plus-value de notre travail, les capitalistes préféreront in fine la sacrifier massivement.
Des mesures de bon sens doivent aujourd’hui s’imposer : la gratuité des masques pour l’ensemble de la population, l’absence de réouverture massive des lieux clos lorsque cela n’est pas absolument nécessaire, ou encore une politique de test la plus large possible. Mais, dès à présent, la crise du COVID19, et la manière dont elle est gérée par la bourgeoisie, démontre s’il était besoin la nécessité vitale de renverser le capitalisme.
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