Les 700 sites industriels SEVESO classés seuil haut se répartissent sur tout le territoire national. Ils se situent pour l’essentiel dans des bassins de population ouvrière. 100 de ces sites sont entourés d’une population de 100 000 habitants dans un rayon d’un kilomètre : autour des villes portuaires (Le Havre, Etang de Berre, Dunkerque etc.) ou tout près des quartiers populaires à la lisière des métropoles à l’image du sud des agglomérations Lyonnaises et Grenobloises. Nous en retrouvons également dans des territoires ruraux ouvriers comme par exemple Salaise-sur-Sanne dans la vallée du Rhône ou Carling en Lorraine.
A ces sites dont le classement SEVESO seuil haut résulte de la quantité particulièrement importante de produits dangereux susceptibles de se répandre, d’exploser ou de brûler, il faut ajouter, pour apprécier l’ampleur du risque industriel sur le territoire, les centrales nucléaires, les transports de matières dangereuses et divers sites militaires qui présentent également des risques spécialement élevés.
Au fil des siècles et des décennies le spectre de la production marchande, d’abord basée sur des procédés surtout mécaniques, s’est élargi à l’application massive de la chimie à la transformation de matières premières toujours plus nombreuses, dans des domaines sans cesse grandissants. Les sources essentielles d’énergie sont passées du charbon au pétrole et à ses dérivés, draînant toute une industrie pétro-chimique, auxquels s’est adjointe à une étape ultérieure l’énergie nucléaire.
L’incendie de plus de 5000 tonnes de produits chimiques à l’usine Lubrizol de Rouen est venu rappeler qu’une puissance capitaliste assise sur un important appareil de production, comme l’est la France, repose par définition sur un baril de poudre.
La communication ambiguë des autorités suite à l’incendie – « un nuage de fumée un peu toxique mais pas trop » – mérite une traduction. Certes, les fumées de Rouen ne sont qu’un « peu » toxiques comparées aux gaz mortels de Bhopal qui en 1984 ont tué plus de 15 000 personnes en 3 jours et fait de 200 000 à 500 000 invalides (notons au passage que les enfants des bidonvilles jouent encore à l’heure actuelle sur le site de cette usine qui n’a jamais été dépolluée par la multinationale qui l’exploitait). Mais qu’en est-il des risques chroniques dans les mois et années à venir pour les travailleurs et les riverains de Lubrizol qui ont respiré les fumées ou se sont retrouvés avec des piscines d’hydrocarbures dans leurs jardins ? Il est difficile de mesurer aujourd’hui l’ampleur de l’impact à terme du cocktail de produits dangereux diffusé dans l’air, les sols et l’eau sur des centaines de kilomètres mais il sera sans aucun doute considérable.
À croire les informations données au public, ce ne serait que par hasard que l’essentiel des matières brûlées à Rouen soient des hydrocarbures placées sous un toit en amiante, dans des conditions propres à dégrader l’état de santé des populations sur le long terme. Une rupture du confinement des chlores gazeux – arme de guerre prohibée – également détenu sur cette usine selon diverses sources aurait tout simplement causée des dommages immédiats graves, voire létaux. Bien des sites industriels dangereux répertoriés sont des sites anciens, aux installations parfois vétustes. Les investissements, même lorsqu’ils sont importants, y sont le plus souvent insuffisants pour assurer la sécurité des installations – et ce n’est pas vers l’application des règlements de sécurité et la prévention que vont l’essentiel des investissements. Certes, l’industrie se modernise en permanence, de nouveaux sites sont ouverts et d’autres fermées ; mais les anciens procédés, les anciennes matières premières – particulièrement carbonées – continuent à constituer le socle de l’économie, dont elle n’arrive à se débarrasser. La faiblesse des investissements et des moyens humains dédiés à la sécurité paraissent d’autant plus dérisoires face aux milliards d’euros versés par les entreprises industrielles à leurs actionnaires ou dépensés par l’Etat pour faire des cadeaux à la bourgeoisie (suppression de l’ISF, Crédit Impôt Compétitivité etc.).
L’offensive patronale contre les prolétaires de ces cinquante dernières années a consisté, notamment, à briser les collectifs de travail dans l’industrie. L’expertise ouvrière et scientifique, reposant sur une communauté de travail et de lutte, s’est en partie effritée sous les coups de l’introduction des nouvelles méthodes de management, de la dictature des commerciaux, du recours massif aux sous-traitants et à l’intérim – toutes mesures destinées au redressement du taux de profit capitaliste.
À cette offensive patronale se conjugue une offensive légale plus récente, ayant conduit à démanteler – même dans les SEVESO et en dépit des protestations de toutes les personnes attachées à la sécurité des populations – les CHSCT, ces organes désignés par les salariés pour surveiller la politique de sécurité des employeurs, et susceptibles de dénoncer les atteintes à l’environnement. Parallèlement, les effectifs des corps de contrôle chargés de surveiller ces sites fondent comme neige au soleil. Sous-investissement de sécurité dans un contexte de vétusté, offensive patronale contre la culture ouvrière de sécurité et liquidation des contre-pouvoirs sur le champ de la sûreté industrielle : tout indique que le drame d’AZF en 2001 à Toulouse, puis celui de Lubrizol à Rouen annoncent une véritable obsolescence de l’appareil de production capitaliste ; une période lourde de dangers pour les travailleurs et la population.
Des changements conjoncturels des rapports de force, l’existence de lanceurs d’alerte, la mise en œuvre d’un contrôle ouvrier, même limité, peuvent permettre la prise en compte de certains besoins ponctuels en matière de sécurité, peuvent permettre de parer à tel ou tel danger imminent, d’en amoindrir la portée ou les chances de réalisation. Toutefois, la seule mesure de prévention décisive est de retirer des mains du capital le choix des procédés, la maîtrise des installations, la finalité des productions – bref, les usines, à commencer par les plus dangereuses.