Le cas de la Crimée -et de manière générale la situation ukrainienne- pose un défi d’interprétation et de positionnement aux analystes révolutionnaires. Alors qu’une partie de l’attention médiatique est concentrée, inquiète, sur une situation potentielle de guerre, les organisations de classe européennes n’en donnent pas leurs termes d’interprétation et laissent dominer ceux, bourgeois, de journalistes pénétrés de bonnes intentions. Pourtant : des mouvements de masse spontanés, un référendum aux résultats déraisonnables, la partition d’une république autonome. À ce stade, les événements de Crimée ne méritent pas le snobisme des révolutionnaires.
Les situations sociales ne s’analysent pas en termes nationaux
Les situations sociales ne s’analysent pas en termes nationaux. Bien sûr, la question de l’autodétermination se pose en Crimée de manière évidente. Mais aujourd’hui, c’est dans le seul intérêt de l’impérialisme russe qu’elle se pose. Tout était critiquable dans la tenue du référendum du dimanche 16 mars, de la pression militaire aux questions retenues. Et les résultats sont sans commune mesure avec la réalité de terrain : de 85% de participation n’auraient théoriquement pas pu sortir 95% de suffrages en faveur du rattachement à la Russie. Mais quand bien même : avec une population composée de 55% de Russes, un référendum démocratique aurait dans une moindre mesure tranché sur un résultat équivalent. Ce n’est pas sur les circonstances anti-démocratiques du scrutin qu’il faudrait s’interroger, mais sur la pertinence de poser en termes de nationalités les perspectives de résolution d’une crise économique et sociale.
Les médias bourgeois ont privilégié comme premier axe d’analyse des contradictions de l’Ukraine un axe géographique, la division Est-Ouest, ce qui n’a rien de surprenant : depuis des années, les partis de la bourgeoisie ukrainienne -libéraux comme nationalistes- concentrent le débat politique autour de cet axe. Mais cette division est partiellement artificielle et en tout état de cause fantasmée, si l’on s’en tient aux faits : lors des premiers soulèvements, l’Est a suivi et crédité le mouvement d’un certain soutien. Le mouvement de Maïdan n’a été rien de moins qu’une éruption spontanée de lutte contre l’oligarchie -une préoccupation commune à l’Est comme à l’Ouest- et pour être à ce point massif, il a catalysé sur une situation économique et sociale concrète qui, finalement, a peu à voir avec un quelconque clivage géographique.
Reste que l’indépendance de classe du prolétariat ukrainien est éreintée par des années de faux débats et l’absence de structures politiques de classe. À Maïdan, ce n’est pas par hasard qu’aucun leadership incontestable ne se dégage du mouvement : la base prolétarienne ne se reconnaît pas dans le vieux personnel politique des partis libéraux. Si nationalistes et libéraux ont eu l’aval sur les mots d’ordre, ils le doivent à l’efficacité de leurs structures politiques ; ce qui ne les a pas empêchés d’être sifflés en prenant la parole place de l’Indépendance. En Crimée, la dernière grève majeure date d’une dizaine d’années dans les trolleybus. Les syndicats sont inopérants.
En rompant avec l’Ukraine, c’est avant tout une situation socio-économique désastreuse que les électeurs ont cherché à fuir. Ces Criméens, certes, réagissent aussi aux attaques contre la langue russe que le gouvernement de Kiev a consenti à son aile droite ; et le support que l’Est de manière générale avait pu tenir pour Maïdan a cédé devant l’implication des fascistes ukrainiens sur la place de l’Indépendance. Mais les Criméens favorables à la partition attendent aussi de Moscou des investissements économiques régionaux et le financement des services publics.
L’exemple des Jeux Olympiques de Sotchi ne devrait pourtant pas laisser d’illusions sur les capacités d’investissement du gouvernement russe : si elles existent, elles se limitent à une ouverture aux grandes entreprises et reviennent à déstabiliser le tissu économique local et à menacer de déclassement une partie des populations (plus de 100 000 petits entrepreneurs enregistrés en Crimée, qui représentent quelques 380 000 travailleurs). Quant aux services publics et à la sécurité sociale, l’orientation du gouvernement russe est de poursuivre leur déstructuration dans l’ensemble de la Russie. Par opportunité politique et souci de pacification, le gouvernement participera sans doute à l’administration des services publics de Crimée dans un premier temps. Mais même à envisager que cet argent parvienne à destination dans un contexte de corruption, il ne pourra s’agir que d’une politique limitée par la politique socio-économique générale du régime russe. Un court-terme qui ne viendrait pas à bout de la situation désastreuse du prolétariat de Crimée.
Les solutions des travailleurs ne se trouvent pas plus à l’Est qu’à l’Ouest, ni même dans la fiction de l’indépendance nationale, du point de vue d’un État enclavé entre deux impérialismes. Inévitablement en période de crise s’exacerbent les questions nationales ; mais c’est l’unité de classe qui leur donne une réponse conséquente, dans l’intérêt des travailleurs, des minorités et de l’ensemble de la société. De ce point de vue, le rôle des révolutionnaires ne peut être de soutenir, pas plus par le crédit de l’autodétermination que d’une autre manière, les revendications nationales. Revendications qu’encourage l’idée de partition, au détriment des mouvements de classe.
De manière générale, il y a à l’Est un potentiel pour un mouvement de classe. L’imminence de la restructuration économique, par le FMI comme par la Russie, et des perspectives de mouvements populaires dans l’Ouest européen pourraient bien relancer l’insatisfaction du prolétariat ukrainien et déboucher sur un projet révolutionnaire aux mots d’ordre plus ambitieux. La situation est explosive et les révolutionnaires ouest-européens sont en situation de rallumer la mèche.